La coopération judiciaire entre États est balbutiante et complexe tandis que les trafics et crimes contre l’environnement marin se multiplient. Une centaine de professionnels du droit de l’environnement s’est réunie à La Rochelle du 27 au 29 avril pour en parler. Entretien avec l’un de ses organisateurs, Agnès Michelot, enseignante-chercheuse et vice-présidente de la Société française pour le droit de l’environnement.
RFI : « La mer, plus grande scène de criminalité au monde ». Le titre de ce colloque est accrocheur, presque romanesque. Est-ce pour autant la réalité ?
Agnès Michelot : Oui, il n’y a aucun doute là-dessus. C’est en mer qu’il y a la plus grande concentration d’atteintes au droit, dans toutes ses dimensions. La mer représente 70 % de notre planète et tous les trafics passent par elle : trafics d’armes, de drogue, d’esclaves, les atteintes à l’environnement, les commerces illicites d’espèces menacées, etc. Nous avions 121 inscrits à ce colloque, des universitaires, des magistrats, des procureurs, des gendarmes qui venaient de plusieurs pays. Pour tous ces acteurs engagés contre l’impunité, « scène de crime » revêt un sens très concret.
Le colloque s’est focalisé sur le crime environnemental en mer. De quoi parle-t-on ?
La mer est à la fois le principal vecteur de criminalité environnementale et l’une de ses victimes. À partir de là, il y a de nombreux types et sous-type de crimes. Différentes pollutions par exemple : les trafics de déchets, car le traitement est devenu coûteux avec le renforcement des règlementations, donc on préfère s’en débarrasser vers des pays moins protégés, en Afrique notamment. Il y a aussi la pollution des navires de croisière qui rejette du soufre dans l’atmosphère ou des huiles dans l’eau. Il y a aussi la question des épaves de navires qui doivent être démantelées pour ne pas aller au fond de l’océan. Car tout ce qui affecte l’océan et ses courants affecte aussi le système climatique et donc la vie sur Terre.
Dans les autres grands types de crimes, on retrouve la surpêche, première menace pour la biodiversité marine, et la « sous-taille », quand on ne pêche pas les bonnes espèces. Plus de 60 % des stocks halieutiques sont considérés comme surexploités. Cela prend une ampleur mondiale, car il y a de plus en plus d’enjeux économiques globaux autour de la pêche. Mais comment contrôler tous les bateaux qui pêchent ?
Il y a également le trafic d’espèces menacées d’extinction. Le transport maritime est, en soi, un autre facteur de dégradation de l’environnement. Surtout que le trafic en mer a quadruplé ces dix dernières années. Les collisions des bateaux avec des mammifères marins sont la deuxième cause de mortalité pour certains. Le panel des atteintes à l’environnement marin est vraiment large !
Peut-on mesurer l’ampleur de cette criminalité ?
C’est compliqué, comme tout ce qui touche à l’illicite, mais les enjeux financiers sont énormes. Si on parle de bénéfice d’un trafic d’espèces, il n’y a pas de chiffres officiels. Mais selon Interpol, l’ensemble des trafics environnementaux sont les quatrièmes au monde en valeur monétaire, et pourraient représenter près de 40 % du financement des réseaux de combats armés. On sait que le trafic d’espèces menacées d’extinction, comme la civelle [alevin de l’anguille, NDLR], est parfois plus rentable que le trafic d’armes ou de drogue au niveau global.
La criminalité organisée en mer s’internationalise et se développe à très haut niveau, au même niveau que le trafic d’armes ou de drogue. C’est extrêmement rentable et il y a très peu de chances d’être pris. Il faut donc augmenter notre capacité de répression.
En parlant de « criminalité organisée », on pense forcément à la mafia. Y a-t-il une pègre maritime ? Est-elle différente des mafias terrestres ?
Selon les experts qui se sont exprimés, ce sont les mêmes réseaux qui opèrent en mer. Ils sont internationalisés et concernent même les pays enclavés. Une procureure tchèque a ainsi abordé le trafic de civelles, car son pays engage des poursuites.
Mais en mer, comment voulez-vous contrôler une zone de millions de kilomètres carrés ? Cela touche à une question qui a vivement préoccupé les participants à notre colloque : l’accès à la preuve de l’infraction, plus simple en milieu terrestre qu’en milieu marin, qui est mouvant !
Quel exemple avez-vous en tête ?
Prenons un navire qui ne respecte pas son quota de pêche dans la zone économique exclusive française et qui fuit à des milliers de kilomètres : c’est la France qui est compétente. Comment envoyer les enquêteurs français pour caractériser l’infraction à temps ? Vous n’allez pas pouvoir le contrôler sur le lieu de l’infraction. On peut tracer le navire avec les moyens satellitaires, mais il faut ensuite une coopération avec l’État du port le plus proche où se trouve le bateau, ce qui pose un autre problème.
Justement, de quels moyens de police dispose-t-on pour appréhender les auteurs de ces crimes ?
J’ose à peine le dire ! Ils sont dérisoires. La Section de recherche de la gendarmerie maritime française semble disposer de moyens encore limités considérant l’étendu du territoire maritime français. Les délégations africaines d’Afrique de l’Ouest (Togo, Sénégal, Gabon) ont aussi insisté sur la coopération et la mise en commun des moyens. A l’international, des agences comme Interpol et Europol ont intégré la criminalité environnementale dans leur organisation.
En aval, quels sont les outils juridiques à disposition ?
Pour l’instant, chacun est dans son coin face à cette criminalité environnementale en mer. La coopération judiciaire internationale est balbutiante. Le Réseau de procureurs européens pour l’environnement [co-organisateur de ce colloque, NDLR], créé en 2012, monte en puissance et regroupe des membres de 32 pays différents désormais, au-delà de l’UE. Ils s’échangent des informations, des points de vue, des bonnes pratiques, réfléchissent sur la définition des préjudices environnementaux.
La prise de conscience dans le milieu judiciaire de ce type de crimes en mer n’a que quelques années. Le milieu maritime, c’est loin, ça ne se voit pas, ça demande beaucoup de moyens… Mais si la justice ne s’empare pas de ça, c’est l’impunité.
Il a donc été beaucoup question d’un renforcement de la coopération visant notamment à mieux sanctionner. Pour cela, l’idée d’un traité international de pénalisation des crimes en mer a été avancée, afin d’avoir un instrument juridique de référence pour tout le monde. Les sanctions sont très différentes selon les États et la criminalité se déporte vers ceux qui ne punissent pas, ou moins. Aux États-Unis, les peines sont beaucoup plus conséquentes et beaucoup plus dissuasives. Qui va aller pêcher illégalement dans les eaux américaines ? Personne. Le problème soulevé par un intervenant, c’est que les atteintes graves à l’environnement maritime ne rentrent pas, en France, dans le champ de la procédure applicable à la criminalité organisée, qui permet des sanctions plus graves. Un autre suggérait de sanctionner les entreprises en utilisant le pourcentage sur le chiffre d’affaires de la société plus qu’un montant fixe. Certaines entreprises préfèrent violer la règlementation, car les amendes ne sont pas du tout dissuasives.
Le traité international sur la protection de la haute mer, adopté à l’ONU en mars 2023, va-t-il dans le bon sens, s’agissant de ces crimes ?
Ce traité qui vise à protéger la biodiversité marine va dans le bon sens pour que la moitié de la surface de la planète, couverte par les eaux internationales, ne soit plus une zone de non droit. Mais la pêche n’est pas incluse dans le traité, car cette question pose des enjeux trop importants et aurait bloqué les négociations. Or la surpêche, je l’ai dit, est le problème numéro un pour la biodiversité…
Quelles recommandations concrètes ont été faites à l’issue de ce rendez-vous pour lutter contre les crimes maritimes ?
Le but poursuivi par cette criminalité environnementale, quelles que soient ses formes, c’est l’argent. Et donc pour lutter contre toutes ces formes de trafic, il faut lutter contre le blanchiment d’argent. L’autre recommandation à l’international, c’est ce projet de traité international pour harmoniser les sanctions.
Au niveau français, il faudrait que les atteintes graves à l’environnement marin rentrent dans le champ de l’article 706-13 du Code de procédure pénale, que je mentionnais plus tôt, qui offrirait aux juges une batterie de sanctions graduelles pour les phénomènes criminels de grande ampleur. Il faut aussi renforcer la lutte contre les pollutions atmosphériques en facilitant l’immobilisation des navires pollueurs.
Les magistrats souhaitent aussi une amélioration de l’implication de la société civile dans la dénonciation des infractions pour que les ONG puissent porter des affaires devant la justice. Il faut leur faciliter l’accès aux ports et à l’information. Ressort aussi une forte demande de formation des magistrats au droit de l’environnement.
Source : RFI