Alors que l’opération pour expulser les migrants rencontre des difficultés, pourquoi la situation à Mayotte est-elle si explosive ? Selon l’ethnologue Sophie Blanchy, le sort de Mayotte est indissociable des Comores.
Mayotte, une île dans le chaos
L’opération de lutte contre l’immigration clandestine et la criminalité qui n’en est officiellement pas une et qu’à Mayotte tout le monde, sauf le ministère de l’Intérieur, appelle “Wuambushu” entre dans sa deuxième semaine avec un bilan mitigé. Une opération “qui a débuté il y a plusieurs semaines maintenant, et qui va continuer de longues semaines, plusieurs mois”, assure le gouvernement français. La population mahoraise, excédée par l’insécurité, attend beaucoup de Wuambushu, qui signifie “reprise” en shimaoré, “oser” pour d’autres linguistes. Plus de 1.800 policiers ou gendarmes, dont la fameuse CRS 8 arrivée mi-avril et des détachements du RAID ou du GIGN, ont été mobilisés le jour et surtout la nuit cette première semaine. Leur objectif : détruire 1 000 bangas, ces cabanes en tôles dans les bidonvilles, en l’espace de deux mois, expulser les milliers de clandestins et arrêter les bandes criminelles.
Les descentes se sont multipliées dans les quartiers chauds de l’île. Les heurts entre forces de l’ordre et jeunes y ont été, même pour les standards de l’île, inhabituellement violents: guet-apens, barrages, caillassages et destructions de véhicules.
Mais seulement dix logements ont été rasés, la justice ayant interdit la destruction des bidonvilles. Si le ministre de l’Intérieur s’est réjouit de l’assèchement des traversées illégales ces derniers jours, -l’arrivée des “kwassa kwassa”, s’est tarie-, le gouvernement des Comores refuse d’accueillir les expulsés. Un bras de fer diplomatique s’est engagé entre Paris et le gouvernement comorien, qui revendique une souveraineté sur Mayotte et a refusé de laisser accoster le “Maria Galanta”, le ferry transportant quotidiennement des dizaines de Comoriens expulsés. A Mayotte, les clandestins menacés se cachent dans les villages et les montagnes, pour échapper à la police et au rafles.
Certains Mahorais sont excédés par cette violence et la présence des clandestins, et menacent de faire justice eux même si la France ne réussit pas l’opération Wuambushu. Mais d’autres n’ont pas d’intérêt à voir partir les migrants, selon Sophie Blanchy, ethnologue, directrice de recherche émérite au CNRS : “il y a des Mahorais qui soutiennent cette opération. Ce sont ceux qui prennent la parole et ce sont ceux qui soutiennent une position de défense plus radicale que les identitaires. Il y a une grande partie de la population qui sont ceux qui logent, qui hébergent (certes en faisant payer) et qui emploient les migrants. Est ce qu’ils les chassent aujourd’hui ? Ou est ce que simplement ils manifestent en ne disant rien derrière ceux qui crient et portent par cette voix une déception et une demande d’aide aussi, face à une situation qui est devenue, il est vrai, très difficile à vivre pour tout le monde à Mayotte. “
Mayotte, 101e département français
Mayotte est la seule île « française » au sein de l’archipel des Comores. En 1841, plus de deux siècles après la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane ou la Réunion, le sultan d’origine malgache Andriantsouli vend Mayotte à la puissance coloniale française. Anjouan, Grande Comore et Mohéli, les trois autres îles, qui n’ont pas été achetées deviennent en 1886 des protectorats français. L’archipel est appelé la colonie de “Mayotte et dépendances”.
A l’inverse des populations des trois autres îles des Comores, Mayotte vote contre l’indépendance en 1974.
Pourquoi ce choix ? Selon Sophie Blanchy, il y a plusieurs raisons, entre pouvoir et opportunisme. Mayotte, l’une des plus petites îles de ce minuscule archipel, s’est toujours sentie méprisée par ses voisines, notamment Anjouan et Mohéli : “Quand les Mahorais ont vu que s’annonçait l’indépendance qui a finalement été prise un peu rapidement par les Comoriens, ils se sont rendus compte qu’ils allaient être les derniers tout le temps dans l’organisation d’un État comorien. C’est une hypothèse : une autre, anecdotique, mais certainement plus probable, c’est qu’un créole de la Réunion, d’origine métropolitaine, avait vu l’intérêt de la départementalisation de la Réunion en 1946 en terme de boom foncier, ça avait donné une valeur au foncier très importante. Ce monsieur a donc acheté des terres à Mayotte en se disant que si Mayotte devient département, il allait faire une bonne affaire et c’est ce qui s’est passé. Et il aurait lui aussi insufflé l’idée “demandez le département”. Ensuite, ce monsieur a revendu à la collectivité une grande surface de terre dans les années 1970. “
Seule parmi l’archipel colonisé par la France, à ne pas avoir choisi l’indépendance, Mayotte devient département français en 2011. Les Mahorais avaient approuvé à 95 % cette départementalisation en 2009. En 2014, Mayotte change également de statut au niveau européen, devenant la neuvième région ultrapériphérique, et fait depuis partie de l’Union européenne. L’État Comorien revendique toujours la souveraineté sur Mayotte depuis son indépendance.
Mayotte, une île stratégique
Mayotte est un département stratégique pour la France entre Afrique, Asie et Moyen-Orient, sur une route essentielle du commerce mondial. Dans le canal du Mozambique dans l’Océan Indien transite 80% du pétrole qui est consommé dans le monde en provenance des pays du golfe. Sophie Blanchy développe ces raisons stratégiques : “Les raisons ont été constantes depuis 1841. Mais ce n’était pas les mêmes. En 1841, c’était les grandes fondations des empires, la rivalité entre l’Angleterre et la France. En 1970, il y a eu avec le canal du Mozambique, le passage des pétroliers. Mais il existe maintenant d’autres influences, en Afrique et dans l’océan Indien. “
L’anthropologue regrette que “les gouvernements français successifs ne veulent pas envisager le coût s’ils veulent rester à Mayotte. Il y a un coût, et aussi il y a une méthode, il y a une manière et on ne peut pas séparer Mayotte des trois autres zones qui sont absolument à ses côtés. C’est impossible.”
Mayotte, le département le plus pauvre et le plus jeune de France
Car Sophie Blanchy, ne cesse de regretter le manque d’aides apportées par la France. L’ethnologue spécialiste de Mayotte et des Comores affirme que “tous les départements d’outre-mer sont sous-dotés par rapport aux départements de métropole. Mais Mayotte est particulièrement sous-dotée par rapport aux autres départements d’outre-mer, avec des dérogations partout, il y a des dérogations dans tous les domaines. Le Défenseur des droits a fait un rapport en 2012 sur Mayotte, pointant les dérogations dans le droit des étrangers, dans le droit de l’accueil, mais aussi à tous les niveaux éducatifs, santé, développement économique… Ce département est un département très pauvre. 70 % de la population de Mayotte vit sous le seuil de pauvreté de métropole. C’est donc presque l’ensemble de la population et ça entraîne évidemment les problèmes de délinquance et d’insécurité qu’on voit aujourd’hui, qui ne sont absolument pas à mettre à 100 % sur le dos des migrants, qui sont à mettre sur le dos d’une jeunesse qui est totalement abandonnée, déscolarisée, sans aucun autre cadre possible, donc qui traîne et qui évidemment se livre à la délinquance.”
Selon l’INSEE le taux de pauvreté atteint 77 %, soit plus de 200 000 personnes. Les stratifications sociales seraient quatre fois plus importantes qu’en métropole. Mayotte est composée de quelques personnes qui ont réussi, sont éduquées, ont une maison, et de nombreux habitants qui vivent dans une extrême pauvreté sociale et intellectuelle, comme il y a 50 ans.
Estimée à 9000 habitants en 1878, la population de Mayotte atteint désormais 350 000 habitants, avec une population en forte hausse (selon l’Insee la fécondité en 2021 est de 4,6 enfants par femme, contre 1,8 en métropole). La population a été multipliée par 12 en 60 ans, certains pointent l’attrait de Mayotte, présentée comme un eldorado français pour des milliers de migrants des îles voisines, qui viennent accoucher à Mayotte pour que leurs enfants disposent de la nationalité française. La maternité de Mayotte est première de France en nombre de naissances (9 000 en 2021, contre environ 5 000 pour les maternités des grosses villes comme Lille, Bordeaux, région parisienne…)
Mais l’obtention de la nationalité française n’est pas immédiate. Depuis 2018, un enfant né à Mayotte de parents étrangers peut obtenir la nationalité à 18 ans (ou 13 ans si ses parents le demandent) s’il a vécu au moins cinq ans sur le territoire français depuis l’âge de 11 ans. Les enfants restent souvent seuls dur l’île, abandonnés des services sociaux débordés. Beaucoup d’enfants tombent dans la délinquance, pour survivre. C’est cette délinquance qui excède les habitants. Mais Sophie Blanchy ajoute un éclairage sur cette théorie des naissances plus importantes à Mayotte. Selon elle, les naissances sont ascendantes, et très nombreuses dans les autres îles aussi. Et les migrations entre îles sont monnaie courante, pas seulement vers Mayotte : “_Il se trouve que ce sont les jeunes, les 18-30 ans qui migrent le plus dans toutes les sociétés du monde, c’est le moment où il faut essayer de faire votre vie. Et il se trouve que c’est à cet âge là où on rencontre quelqu’un et qu’on a des enfants, et qu’ils naissent à Mayotte._Mayotte n’attire pas des clandestins, elle attire des gens qui parlent la langue parlée à Mayotte, qui ont des parents à Mayotte. Tout le monde a des parents dans les autres îles. Ils voient qu’à Mayotte, il y a des possibilités d’emploi, qu’il n’y a pas dans leur île et notamment je pense à la majeure partie des gens qui migrent et qui n’ont pas obtenu de papiers pour migrer à Mayotte. Ce sont justement ces Anjouanais ruraux qui ont été les plus lésés sous la colonisation, ont été les plus mis à l’écart avant la colonisation par les élites locales. Et qui sont les plus démunis aujourd’hui. Parce qu’il faut savoir que ces quatre petites îles n’ont aucune ressource si ce n’est l’agriculture de rente avec du ylang ylang, du girofle, de la vanille. Donc les Comoriens migrent depuis toujours. Il y a des mobilités, dans tous les sens. Les Anjouanais émigrent dans les autres îles. Ils vont à Mayotte mais ils vont autant à la Grande Comore. Ils vont autant à Mohéli”
Le chômage touche plus d’un habitant sur trois. Plus de la moitié des résidents de Mayotte sont des étrangers. Pas si étrangers que ça, remarque Sophie Blanchy :” Etrangers, ça veut dire de l’île voisine. Donc c’est une catégorie juridique. Donc ils ne sont pas de nationalité française. Mais encore une fois, ils parlent la même langue. Ils sont éventuellement mariés ensemble. Ils ont la même façon de concevoir la vie familiale domestique, les rapports hommes femmes.”
Depuis 2018, 25 000 personnes sont expulsées chaque année de Mayotte en moyenne.
Cela représente la moitié du total des expulsions menées sur le territoire français.
En 2020, le défenseur des droits, Jacques Toubon, estimait que 12 % de la population était en situation irrégulière.
Mayotte, épine dans les relations entre la France et les Comores
L’opération Wuambushu est destinée à renvoyer les migrants illégaux de Mayotte, et expulser les Comoriens présents illégalement sur le territoire vers l’île comorienne la plus proche, Anjouan. Anjouan est située à seulement 70 kilomètres. Chaque jour depuis Anjouan des clandestins tentent une difficile traversée, au péril de leur vie.
Mais le président des Comores, Azali Assoumani, refuse d’ouvrir ses ports pour permettre le renvoi des expulsés. Le “Maria Galanta”, le ferry transportant quotidiennement des dizaines de Comoriens expulsés n’a pas pu accoster.
Arrivé au pouvoir en 1999 par un coup d’Etat militaire, le chef de l’état comorien est pourtant un allié de la France, même si les Comores ne reconnaissent pas l’indépendance de Mayotte. Paris lui verse l’essentiel de l’aide internationale dont les Comores bénéficient. Le chef du minuscule archipel de 1 million d’habitants est courtisé par la Chine et l’Arabie saoudite, mais son opposition à l’agression russe en Ukraine, rare en Afrique, lui a valu l’aide de Paris (le président des Comores s’est rendu cinq fois à l’Élysée, en trois ans) pour accéder, à la présidence de l’Union africaine en février 2023 . Une élection qui a été rapidement contestée. Les opposants s’interrogent sur la capacité du chef de l’Etat d’un si petit pays à régler tous les défis, qu’ils soient diplomatiques, sécuritaires ou économiques, d’un continent grand comme l’Afrique.
“Est-ce que les Comoriens ont intérêt à ce que la France quitte Mayotte? Leur rendre ce territoire, quitte à le laisser vide? Quel est leur intérêt? Même si il y a des relations entre la France et les Comores, les Comores n’ont pas de ressources, sont un très petit Etat sans ressources qui a quand même été colonisé pendant des siècles.”
Pour Sophie Blanchy, ces quatre îles et leurs populations sont liées, indissociables, interconnectées, et la solution des problèmes à Mayotte passe par une reflexion générale sur l’archipel tout entier :
“Il pourrait y avoir une coopération peut être plus forte étant donné la proximité géographique des îles. On ne peut rien faire à Mayotte si on ne le fait pas également aux Comores.“
Source : Euro News